| Anecdotes ➸ New yorkaise de parents italiens, Delia partage avec ses racines latines une sensualité languide et une certaine impétuosité volcanique au creux des veines. Outre les sonorités exotiques de son patronyme, son italianité ressort beaucoup en insultes et en paumes aériennes, déroulant un langage secret que les ricains ne peuvent comprendre. ➸ Elle s'est construite sur des fondations solides, ses parents comme ciment : rien à déclarer de ce côté là, aucun drame pour façonner les âmes et bousiller les entrailles. Ses deux papas sont un modèle de réussite et de résilience à une époque bien plus compliquée qu'aujourd'hui. ➸ Élevée au sein d'une petite bourgeoisie new yorkaise très confortable mais peu conformiste, Delia a très vite appris à prendre conscience de ses privilèges et à faire en sorte de les utiliser au mieux. Mondains mais sincèrement impliqués dans de nombreuses causes sociales, ses parents l'ont baignée dans un milieu de gauche, cultivé et progressiste et Delia a écrit sa première lettre de protestation au maire de sa ville, à son député et au Président de la République à l'âge canonique de huit ans. La réponse formatée et tout sauf personnalisée de Washington a, à sa plus grande honte désormais, très longtemps trôné dans un cadre, comme une fierté personnelle. ➸ La seule chose que ses parents n'ont pas su lui transmettre ? Leur talent pour le chant. Andrea est une star vibrante de Broadway et Sandro, plus discret, a le pouvoir d'ensorceler le public le plus exigent de l'opéra de New York. Au sein de leur loft cossu de l'Upper West Side acteurs, chanteurs et autres artistes ont souvent animé les lieux mais Delia n'en a tiré pas une voix. La sienne est basse, rauque et chaude, bien plus fulgurante dans les cris et les rhétoriques affirmées que dans les ballades. ➸ C'est Chiara, sa cadette âgée de vingt-quatre ans qui est le ravissement artistique tant attendu. Princesse de Riverside Drive, elle est l'eau vive et ondoyante là où Delia est les flammes qui brûlent ou réchauffent, ravagent ou protègent. Elle est aussi l'air, aérienne et éthérée quand Delia est farouchement plantée au sol, les talons enracinés, le roseau fin qui ploie mais ne rompt pas. Jamais. Opposées mais complémentaires, la complicité a été facile, naturelle, organique et jamais l'ombre d'une rivalité n'a jeté un froid sur leurs relations. A Delia la rage du réel, les fureurs invisibles du coeur pour sauver les vivants et à Chiara le ravissement, la beauté qui fait chialer et l'Art maîtrisé comme une putain de symphonie. Ballerine, elle connaît elle aussi le prix de l'excellence, les sacrifices et la douleur. Et depuis le retour de terrain de Delia, rien ne l'apaise réellement, sauf ces instants hors du temps, les arabesques folles et sublimes du talent à l'état brut. La puissance de l'Art dans sa forme la plus primitive. ➸ Cet amour viscéral de sa famille pour l'Art avec une majuscule ne l'a pas épargnée. Elle se souvient des après-midis solitaires à déambuler, vaporeuse et fascinée, dans les couloirs des musées de la ville. Sa passion pour le beau mais également le laid, sa faculté à laisser les opales gourmandes s'abreuver de la poésie que le commun des mortels ne discerna jamais. Depuis l'adolescence, Delia se promène toujours armée de quoi capturer l'essence du monde. Si sa collection d'appareils photo est impressionnante et qu'ils arborent tous de nombreuses cicatrices de vie, de voyages et de traumatismes, son préféré reste son vieux Leica acheté d'occasion chez un collectionneur bourru qui n'a pas voulu lui lâcher avant d'avoir un aperçu de ses photos. L'argentique, y a que ça de vrai et ce n'est pas Delia qui dira le contraire : c'est cet appareil, qui l'a fait tomber amoureuse de la photographie. pas l'inverse. Adolescente, avant de se consacrer à ceux que l'Occident refuse de voir, elle prenait des photos de tout. Tout le temps. Elle a toujours aimé dérober des moments singuliers pour les conserver précieusement, des détails débiles qui n'ont du sens que pour elle et dans ses albums, dans sa chambre de petite fille oubliée depuis longtemps, c'est plein de plaques d'égout, de grains de beauté, d'yeux, de chevilles et de tables en formica. Elle aimait la macro, les gros plans, les détails. Son exercice préféré à l'époque était déjà le portrait, mais celui capturé à la volée, sur le vif, celui qui ne pose pas, qui dévoile plus qu'une plastique. Bien sûr, son modèle favori, fut Chiara. Chiara dont la silhouette évanescente est découpée en milliers de petits éclats, de fragiles parcelles sublimées sur pellicule. Sur le terrain aussi, Delia recherche le supplément d'âme, la capture d'émotions plutôt que de flaques pourpres et de chairs massacrées. Elle puise la détresse dans les iris humides, les lueurs d'espoir au milieu des cauchemars, les fleurs fragiles entre les entrailles charcutées. ➸ Elle a toujours été paradoxale Delia. Effrontée, acharnée et ambitieuse, le genre de bolide à foncer à cent quatre vingt sur la voie semée d'embûches qu'elle s'était tracée : Columbia. L'ONU. Le journalisme de terrain. Le bénévolat. Elle a toujours su ce qu'elle se voulait, a arraché les meilleures notes sans se laisser distraire par le reste. Et pourtant, en même temps, elle a été cette adolescente facile, presque cool. Assurée, jamais déstabilisée par la nouvelle orchestration qu'a cherché son visage ou la métamorphose de son corps, elle ne s'est jamais posé des questions inutiles, passer pour une vierge ou une salope, se donner ou bien se préserver, aimer ou être aimée. Tout a été simple, un apprentissage facile parce que Delia est armée de la plus imposante des forces. Elle est articulée. Elle se connaît, se respecte, se montre bien incapable de se mentir ou de se dévoyer alors l'avis des autres sur elle, sur son corps, son comportement ? Ca ne l'a jamais effleurée. Adolescente bien dans sa peau, préservée des tribulations propres à cet âge, elle a su avancer dans la bonne direction, entraînant derrière elle quiconque s'entichait de sa volonté de fer sans poser la moindre question. ➸ Peu rompue aux sentiments amoureux qui subliment ou écrasent, qui coupent le souffle et flinguent le bide, Delia se considère comme farouchement indépendante. Elle n'est tombée amoureuse qu'une seule fois, frappée par l'évidence qu'elle singeait jusque là avec une insouciance folle. Elle a aimé Jasar avec la force des premiers émois et la conviction que ça durerait toujours, parce qu'il était tout ce qu'elle avait fantasmé, tout ce qu'elle n'aurait jamais cru réel. Et puis, on lui a arraché le myocarde et une partie d'elle, indispensable, est restée là-bas. Depuis, la mécanique de son coeur est incomplète et Delia s'est refermée sur elle-même, sur son travail, persuadée qu'elle est incapable de se lancer à nouveau dans une histoire à perdre haleine. Elle refuse de balayer ce qui fut son grand amour en laissant une place, même minime, à un autre. Alors elle papillonne, Delia, reproduit les comportements fougueux de sa jeunesse sans la même légèreté, lestée par le poids d'une plaie qui chiale le sang à la moindre inspiration. Elle cherche l'inverse de l'amour qui élève, de la fusion plus profonde que les corps et s'entiche de tout ce qu'elle exècre pour assurer son salut. Les fuckboys se suivent et se ressemblent, son mépris ne tarit pas et sa solitude affective se noie dans les locaux du New York Times. ➸ Impliquée à l'extrême, Delia s'avère un prédateur têtu, couillu, qui ne lâche jamais sa cible. Cela lui a coûté deux mois de sa vie. Il y a trois ans, son existence déjà saccagée a fini de s'émietter dans un destin contrarié. Une enquête sur un scandale en plein New York, une traite d'êtres humains gerbante, clandestine et très bien pensée. Elle a effleuré la vérité, Delia, suffisamment pour s'évaporer de la surface de la terre pendant deux mois. Aux prises avec les Scorpions, fantoche miroir de Jasar et l'Etat islamique, Delia a refusé l'abdication qu'ils attendaient d'elle. Elle ne s'est pas tue, n'a pas courbé l'échine, a refusé le travail avilissant supposé l'épuiser jusqu'à ce qu'elle cède. Elle a été elle-même, la justice chevillée au coeur et les flammes léchant l'épiderme, suffisamment pour être punie, à de nombreuses reprises, le gang usant des mêmes mécanismes vieux comme le monde pour dominer en temps de guerre. Les atrocités évidentes contre des civils désarmés. Le parallèle est facile et Delia a suffisamment côtoyé la mort et la douleur pour l'accueillir comme une amie, ployer sans rompre ni offrir la satisfaction de sa reddition. Ils l'ont brisée, oui, mais la vérité c'est qu'elle l'était déjà, désensibilisée à l'extrême. Et qu'elle s'est entêtée à se suturer à mains nues, à recoller les morceaux arrachés par des mains impies. Delia ne doit sa survie qu'à sa colère comme moteur, la promesse de vengeance comme battement de coeur pour vivre un jour de plus : elle les descendrait, sans arme, sans bombe, sans rien d'autre qu'une plume acérée et une voix qui porte dans un journal prestigieux. ➸ Et tant pis si pour s'enfuir, elle a dû tirer un trait sur sa dernière parcelle d'innocence, baisée à multiples reprises par ces sauvages. Et sur un rein, dernier cadeau d'adieu comme torture sophistiquée pour la faire taire. Elle porte fièrement la balafre qui barde son flanc, l'erreur qui a permis son échappée belle. On surveille peu une convalescente shootée à elle ne sait quelle merde. Mais c'est sous-estimer sa volonté de survivre, suffisante pour offrir l'éclair de lucidité nécessaire. ➸ Douloureusement atteinte, dans sa chair et sa psyché, Delia est retournée au bureau dès que possible, pour taper son assurance vie sur son clavier : un article suffisamment documenté pour la protéger. Personne ne peut faire taire une voix qui résonne, imprimée en milliers d'exemplaires. Et difficile d'assassiner une journaliste politique respectée sans attirer l'attention sur soi. Elle a feint se désintéresser du sujet, Delia. Mais la vérité est toute autre : elle n'abandonnera pas, jamais, fin limier qui rêve de planter ses canines dans le palpitant charnu de chaque Scorpion jusqu'à décapiter la tête de cette organisation. Car dénoncer ne suffit plus, c'est devenu personnel. Tellement qu’elle rêve presque chaque nuit de son bourreau le plus familier. Un homme dont elle ignore tout de l’identité ou du visage mais que son cerveau a imprimé au fer rouge. Le plus petit geste, les effluves qui alertent les sens et la tessiture singulière de son timbre. Et lorsqu’il s’immisce dans ses songes, tout devient graphique, cathartique : elle le tue. Crûment, dans les limbes fantasmées de son esprit, la force et la peur changent de camp jusqu’à une exécution sans cesse plus violente. |